dimanche 5 juin 2011

Le vieux grincheux

Quand la maladie frappe et qu’on ne s’y attend pas, qu’elle nous surprend et que soudainement la familiarité du quotidien devient un étranger que l’on doit apprivoiser de nouveau, elle apporte aussi son lot de changements fondamentaux. Tout d’un coup, le prisme de la réalité pivote et l’angle de vue que l’on chérissait depuis si longtemps devient immédiatement obsolète, réfléchissant la lumière autrement, donnant une nouvelle couleur aux choses. Cette modification de perception peut parfois devenir carrément envahissante et malgré moi je deviens intolérant en toute conscience.

Je dois surveiller tout ce que je mange, m’assurer que je ne déroge pas du régime strict qui m’a été imposé. Tous ces efforts entrepris pour garder l'équilibre de ma santé accentuent la précarité de mon état et ainsi la violence avec laquelle un léger excès agit sur mon corps. Légèrement trop de sel par-ci et c’est immédiatement des pieds remplis d’eau qui gonflent; du fromage dissimulé dans un plat et c’est mon taux de phosphore qui augmente, mettant en danger l’intégrité de mes vaisseaux sanguins; une surdose de potassium et c’est l’arrêt cardiaque. Le danger me guette à chaque fois que je quitte la maison pour manger à l’extérieur: chez des amis qui y mettent trop de beurre, au resto qui sale outrageusement pour relever les saveurs; chaque repas est un piège. Je deviens fou. Cela s’accentue lorsque je regarde les autres manger et boire. Je panique et je deviens intolérant, au point de vouloir frapper.

Je détourne maintenant le regard quand je croise un fumeur; étant déjà mort dans mon esprit, il n’existe simplement pas. Je fracasserais la mâchoire des buveurs d’alcool qui arrosent un peu trop leurs soirées. J’arracherais les tripes de ceux qui se nourrissent de mcmarde et autres sous produits alimentaires. Du regard, je foudroie les salières et pulvérise les sauces et bouillons salés. J’arracherais la tête de ceux qui se commandent du resto bien gratiné tous les jours. Je ferais brûler tous les dépanneurs de l’île, laissant derrière moi que les cendres de mon mépris.

Le seul problème, si léger soit-il, c’est que moi aussi j’ai été de ce côté de la barrière et que tous mes amis y sont... Tous ceux que j’aime et que je respecte, qui m’aident à traverser cette étape comme les autres, je les envies je les haïs et j’aimerais tant qu’ils paient pour leur excès, comme s’il y avait une justice dans la maladie, comme si elle servait à donner une leçon aux goinfres de ce monde. Mais il n’y a pas de justice dans la maladie: elle arrive et elle repart laissant derrière elle le chaos et le désordre par sa façon aléatoire de choisir ses victimes et de semer la peur, d’en récolter la haine et d’offrir la mort.

Je dis souvent à la blague que je suis devenu un vieux grincheux. Le problème, c’est que malgré l’amour que j’ai pour les gens qui m'entourent, mes amis, c’est un peu vrai; je suis devenu un vieux grincheux... malgré moi.