samedi 5 octobre 2013

Rite de passage.

Je me sens doucement revenir à la réalité. Je quitte lentement l'état de sommeil et le temps d'un souffle, je me trouve à exister parallèlement entre deux mondes, flottant temporairement dans une confusion vertigineuse, comme cet instant où l'on atteint le point d'immobilité entre les deux mouvements d'une balançoire. J'ouvre finalement les yeux. Mon corps, encore immobile et fripé, s'étire et se réveil lui aussi, se remettant doucement du traumatisme de la veille. Même après tout ce temps, le choc du traitement ne s'estompe pas, me donnant cette impression de stress musculaire unique et incomparable. Je devance le soleil et me lève. Ce moment de la journée est sans doute l'un de mes préférés; j'active la cafetière électrique, je place une tranche de pain de la boulangerie au gril et une poêle sur l'élément du four. Je lance ce qui est devenu un rituel irremplaçable dans le quotidien de ma vie. Je tasse méticuleusement le café expresso dans son filtre, je retourne vers le four ajouter une lampée d'huile dans la poêle chaude et y casse un œuf qui y crépitera dans un instant. Le café coule, faisant apparaître son crema mousseux et réconfortant. Le gril fait retentir une note aiguë m'indiquant qu'il est temps de m'installer dans le salon et déguster, à la lueur du soleil qui me rejoint, ce qui est bien plus qu'un simple repas. 

Dans ma vie d'avant la maladie, cette vie qui me paraît de plus en plus étrangère, voire étrange, je ne m'entendais pas très bien avec le concept de routine. Dans ce passé trouble, elle était pour moi synonyme d'insécurité, méprisant même quelque peu ceux et celles qui en souffraient en s'enfermant dans ce mouvement répétitif quotidien. Avant même que j'eus le temps d'expérimenter cette abomination, mon corps me fit le coup de s’autodétruire et de m'envoyer à l'hôpital. 

Lorsqu'on est jeune et que l'on s'imagine vieillir, on se voit à peu près tous mourir après 80 ans dans notre sommeil, doucement, sans douleur. Jamais on ne se dit qu'un jour nous serons atteints d'une maladie à 30 ans! Puis, l'impensable arrive et nos repères foutent le camp. Tous ces scénarios méticuleusement fabriqués; cette job idéale, cette famille parfaite, ce bel appartement dans ce chouette quartier, cette routine, qui contrairement à toutes les autres, serait réellement plaisante à vivre; tous ces espoirs d'un futur douillet sont pulvérisés comme on claque des doigts. Le fabuleux destin à portée de main n'est plus, et avec lui, une partie de notre identité. Pourtant, la vie, elle, continue. Il faut se rattacher à quelque chose, il faut construire sur de nouvelles bases, remplir cette page blanche d'une histoire inédite. 

Les traitements arrivent finalement et le choc est grand, l'adaptation difficile, les contraintes omniprésentes. Rapidement, les traitements auxquels je ne peux échapper de toute façon deviennent le point central de ma routine; ils dictent mon horaire, décident de mes disponibilités et gèrent mon niveau d'énergie. Cette routine, aussi désagréable soit-elle, se transforme pourtant en un point d'ancrage dans la réalité et comme un phare dans la nuit, prévient de glisser vers les eaux mouvementées de la panique ou les sables mouvants de la déprime. Mais la routine n'est encore qu'un outil et ne me prémunit pas des erreurs de parcourt pour autant. La routine prend toutefois de plus en plus une place importante, je dirais même fondamentale. Déroger à celle-ci devient carrément risqué, car je suis encore brisé, fragile. Pendant un temps, je suis cette routine. 

La routine réconforte et stabilise, mais paradoxalement, par sa nature répétitive et quotidienne, elle finit par emprisonner. Celle qui m'ancrait autrefois, devient un poids qui m'entraîne vers le fond et se confond aux contraintes de ma vie. Jusqu'ici, je me laissais porter par ce courant immuable, aveuglé par le voile de brume qu'amène la maladie sur les espoirs et aspirations. Lorsqu'elle se disperse enfin, on s’aperçoit que l'immobilité était fort confortable, mais qu'il vaudrait mieux recommencer à avancer. Le changement de paradigme s'effectue au compte-goutte, mais bientôt, les gestes routiniers deviennent plutôt des tâches à accomplir, ce qui constitue un changement majeur de perception. Je ne suis plus cette routine, je fais la routine. Je me libère tranquillement de l'interrelation existante entre routine et identité. 

La routine étant indissociable à ma condition, il me faut trouver une alternative pour ne pas me sentir enfermé, pour sentir que je reprends le contrôle sur ma vie, que j'ai le choix de faire autre chose, autre chose que cette routine médicale. Par contre, je ne peux pas tout quitter et me lancer dans mille-et-un projets sous prétexte de liberté; je suis encore fragile et l'équilibre entre la stabilité et l'angoisse ne tient qu'à un cheveu. J'ai besoin de stabilité afin de toujours pouvoir me repérer. J'ai besoin de quelque chose de familier qui puisse me réconforter. Je m'aperçois finalement que je retrouve cette familiarité et ce réconfort dans des gestes anodins du quotidien. La prise de médicament devient cérémoniale, arroser ma plante devient hautement symbolique et le déjeuner, ce repas ignoré par plusieurs, insignifiant pour d'autres, cette étape dans une journée qui autrefois n'était associée qu'avec le devoir brutal du retour au travail et la fatigue dégoûtante du réveil. Ce repas, cette série de gestes minutieux et méthodiques deviennent, dans ma vie, un rituel sacré. 

Les rituels sont ma réponse à la routine, un compromis apaisant. Ils me permettent à la fois de garder une bonne stabilité et la flexibilité requise afin d'oser et entreprendre de nouvelles actions. Le vieux dicton affirmant que le déjeuner est le repas le plus important de la journée a pris un sens presque religieux dans ma vie. Les rituels sont mes prières et l’œuf miroir est mon Dieu!