jeudi 13 février 2014

Rencontre avec elle à Bruxelles

-Ok ma belle, termine ton assiette s'il te plait.

-Mais, papa c'est pas bon!

-Comment ça c'est pas bon? Ils sont super bons ces choux de Bruxelles! Je les ai fait cuire spécialement pour toi avec des petits morceaux de bacon en plus.

-Bin, c'est ça papa, le bacon il est bon, mais pas les choux.

-L'idée c'est que tu manges le bacon avec les choux, pas séparément. En plus c'est plein de bonnes choses dans les choux, plein de vitamines et minéraux pour que tu sois une belle grande fille en santé.

-Si c'est si bon pour la santé, comment ça se fait que ça goûte dégueu?

-Ah bin là, c'est parce que tu as trop habitué ta langue aux cochonneries, aux bonbons et aux chips et que tu n'est pas capable de goûter correctement les bonnes choses. Mais si tu manges plus de bonnes choses comme ces délicieux choux de Bruxelles, ta langue va s'y habituer et tu ne pourras plus t'arrêter d'en manger.

- …

- …

- HAAAA papa!!! C'est n'importe quoi!! Tu racontes plein de menteries! Tu veux me forcer à manger quelque chose de full dégueu! Pis si c'est si bon pour la santé, comment ça se fait que toi tu es malade?

Le pincement que provoquait cet argumentaire, je l'appréhendais depuis bien avant la naissance de ma fille. Malgré tout, l'attaque avait fait mouche, bénéficiant du moment pour m'atteindre par surprise. Je ne croyais plus pouvoir me faire atteindre par ce genre de commentaires; depuis le temps j'en avais vu de toutes les couleurs; des plus mesquins aux commentaires ignares; de la pitié mal placée à l'empathie calculée. La maladie possède le pouvoir immense de révéler la vraie nature des gens, de les confronter jusqu'au plus profond de leurs humanités. Il y a ceux qui vous regardent comme si vous étiez la peste incarnée, comme si vous étiez mortellement contagieux. Cette peur est sans doute l'écho de leur propre mortalité qu'ils voient se matérialiser en moi; c'est leur fragilité que ma présence met en évidence. D'autres fois je me demande si ce n'est pas simplement mon « imperfection » qui les choque, comme si on m'avait volé la partie identitaire me permettant de me fondre dans la masse. Longtemps je me suis demandé si j'étais malade ou si j'avais une maladie, comme si ce jeu de sémantique pouvait changer quoi que ce soit à ma situation. La maladie ne me définit pas, mais fait tout de même partie de mon identité. Comment donc m'en sortir? L’ambivalence que provoque ce trouble identitaire me place dans une position où le dégoût côtoie l’empathie et attire ceux qui, en quête de sens, se nourrissent de ma confusion. Ces parasites prenant des allures de fées bienfaisantes, s'immiscent dans ma vie prétextant l'amitié, s’abreuvent de mes blessures pour revitaliser leur estime froissée et font de moi le parfait faire-valoir à côté de qui, ils ont l’impression de s’élever au niveau de sainteté. Ma fille n’est ni un parasite ni une fée méprisable et je ne peux lui en vouloir d’avoir fait ressasser en moi ces souvenirs douloureux. 

- Je suis malade parce que quand j’étais jeune j’ai trop mangé de McDo et de cochonneries et pas assez de choux de Bruxelles, tu vois.

- Pourquoi tu me racontes des menteries papa? Je veux la vérité!

- Ok alors tu veux que je te dise quelque chose de vrai? Je vais te dire quelque chose de vrai. Si tu ne manges pas tous tes choux de Bruxelles, qui sont délicieux soit dit en passant, tu n’auras pas de dessert. Ya pas plus vrai que ça.