dimanche 30 mars 2014

La constance des variations.

Le regard perdu, je fixe les néons qui m’observent passivement, m’irradiant doucement d’une lumière grisonnante et froide. Le carillon de l’alarme a résonné, attirant à mon chevet mon infirmière attitrée. Toujours hypnotisé par les rangées de néons qui n’ont pas bronché, je me sens fondre lentement sur ma chaise rembourrée. Parfois, je m’amuse à croire que la dialyse me permet d’atteindre un état zen, mais la fin de chaque traitement me rappelle qu’être zen signifierait un progrès: j'atteins plutôt l’état de liquéfaction. Ma fascination pour l’éclairage grinçant de l’hôpital est perturbée par le travail de l’infirmière qui, lorsqu’elle presse la seringue de salin afin de rincer mon cathéter, envahi d’une nuée mi-salée, mi-métallique, ma gorge et mes narines. Je plisse les yeux sous l’effet mentholé du soluté. L’opération se répète, puis l’infirmière enchaîne avec une solution au citrate, inondant immédiatement mes papilles d’un nuage acide et fort désagréable. Ceci ne dure que quelques instants; l’espace d’un souffle suffisamment long pour me dégoûter légèrement. Puis, c’est terminé, je peux finalement retourner à la maison. C’est à ce moment, une fois la distraction disparue d’avoir une presque inconnue manipuler mon excroissance artérielle, que je me retrouve seul avec ce corps drogué et cet esprit éperdu. Et je flotte dans un vide d’une lourdeur insupportable, traduction corporelle d’un silence si profond qu’il en devient assourdissant. Mourir ressemble peut-être à cela? Cet épuisement singulier qui ne rate aucun de ces rendez-vous. Mais ce n’est pas moi qui quitte mon corps, mais bien mon corps qui me quitte.

Il y a ces journées où je voudrais tout arrêter, me laisser porter par je ne sais quelle vague humaine qui me prendrait par la main et me dirait: Je m’occupe de tout. Il y a de ces jours où la moindre tâche, me laver par exemple devient un fardeau épuisant, où j’ai l’impression d’être enchaîné à un haltère. Ces journées d’horreur, où les embranchements devant moi se limitent à fistule ou cathéter. La vie devient lourde et le désespoir se multiplie à la solitude divisant mon estime. Le moindre regard pourrait alors m’écraser. Ces jours de noirceur, je lutte afin de ne pas me laisser emporter. Je voudrais refuser cette situation absurde, la regarder fiévreusement, serrer les poings jusqu’à m’en fendre les jointures et crier si fort que la douleur de mes poumons, se déchirants sous l’effort, m’empêcherais de ressentir la colère et la tristesse qui me noie. Je n’en ai toutefois pas la force. Malgré ces journées qui me semblent quotidiennes, j’endure et j’accepte, car mon futur et moi-même sommes remplis d’espoir et d’optimisme. Ils me tendent la main, celui que je deviens au fil des épreuves et celui qui m’encourage, au réveil de l'anesthésie.

À travers ces douleurs, ces détresses, il y a aussi ces étincelles, des parcelles d’énergies perdues, qui arrivent à moi et nourrissent la résilience. Des matins, tirés au hasard, où j’ai cette vitalité adolescente que je dois rapidement apprivoiser, tellement ses présences se font rare. Ces parcelles arrivent comme des souvenirs enfouis qui se révèlent soudainement et font voir des mondes possibles. Des journées où j’ai la force de soulever les haltères et la détermination de sculpter mon corps, l’appétit pour cuisiner un banquet et l’inspiration pour écrire une histoire. Une chance qu’il y a ces journées rassurantes, où un ami vient me chercher après un traitement assassin. Ces journées où le futur et le passé se conjuguent en présent. Il y a heureusement, des journées qui me font danser dans le salon, m’agiter comme un fou, simulant à la fois batterie et guitare dans une grande chorégraphie aérienne. Une chance et malgré tout, il y a ces journées de pur bonheur, où l’espoir se multiplie à la vie pour fractionner la mort; où quelqu’un se penche vers moi avec audace et déclare: Tu es incroyable; ces jours qui me permettent de croire que je pourrais conquérir le monde, conquérir des cœurs, briser des gueules et bâtir du beau. Lors de ces journées si précieuses, je me regarde m’observer dans le miroir et je n’y vois que là, maintenant, moi. Tout cela me fait sourire, satisfait et heureux.

vendredi 14 mars 2014

Fistule III: La vengeance.

Je sais, je sais, je ressasse toujours les mêmes choses. J'ai souvent l'impression de tourner en rond. Je suis aussi resté vague dans ce bout de texte, que je n'ai pas du tout l'intention de retravailler, car je n'avais pas envie de tout partager cette fois. C'est le mieux que j'ai à vous offrir! 


J’étais prêt. J’étais décidé à franchir cette étape. J’étais disposé à subir la transformation. J’étais même enthousiasmé jusqu’à un certain point d’aller dans cette nouvelle direction. J’étais excité à l’idée de mes futures nouvelles libertés. Toute cette préparation, cette transformation est le résultat d’un parcours long, intense qui m'obsède et mobilise toutes mes énergies créatives. Il n’y a pas une seule journée qui passe sans que je me questionne sur les options qui s’offrent devant moi. Je regarde mon cathéter veineux central, qui irrite mon artère, qui se positionne jusqu’à l’intérieur de mon cœur, mais qui surtout, encombre ma poitrine de ses longs tubes de plastique qui perforent ma peau et je ressens de plus en plus l’exaspération grandir en moi. Je le regarde me stigmatiser de l’intérieur, me pointer du doigt, m’étiqueter; je voudrais l’arracher pour le clouer au mur. En faire abstraction est impossible pourtant, il faut que j’y arrive dans une certaine mesure afin de m’en libérer et pouvoir m’exprimer pleinement. Ce serait peut-être plus simple avec une fistule artério-veinneuse.

J’étais donc prêt, décidé, disposé, enthousiaste même, excité jusqu’à un certain point de prendre cette décision et d’opter pour la fistule, cette opération toute simple qui consiste à relier une veine à une artère du bras afin d’en accroître le débit sanguin, permettant ainsi l’accès à la dialyse à l’aide d’aiguilles, de grosses aiguilles. Outre les risques diminués, je voyais soudainement en cette méthode qui m’a longtemps horrifié, un répit, un moyen de souffler un peu et de pouvoir regagner confiance l’espace d’un moment. Aujourd’hui, je ne sais plus. Encore une fois, je doute. La confiance est quelque chose qui se bâtit et se construit au fil des expériences et des rencontres. Cette ambivalence par rapport à la fistule, cette chose extérieure, ne peut plus interférer avec ce qui me définit intérieurement. 

Je me suis donc regardé de l’intérieur, au fond de l’âme; un exercice que je n’avais pas pris le temps de faire depuis des lustres, trop occupé à analyser, rationaliser, classifier et autres exercices cartésiens. Je me suis vu ne plus être là, ne plus être où j’aurais dû, laissant libre cours aux angoisses, aux incertitudes cancéreuses, aux frustrations et autres fléaux quotidiens qui nous affligent tous, prendre le contrôle sur ma vie, sur mon être. La personne aux commandes était ce doppelgänger ténébreux, s’alimentant de mes vulnérabilités les plus intimes, aveuglant l’espoir, paralysant le courage et refusant l’amour. Il suffit parfois d’une étincelle pour éclairer un monde. Ce soir-là, j’ai allumé une autre bougie. J’étais témoin de mon propre abandon et je me suis tendu la main, refusant les ténèbres.