lundi 22 décembre 2014

Jamais deux sans trois.

Ça fait déjà deux fois qu’on m’appelle parce que j’ai été sélectionné pour une chaîne de don croisé et ça fait deux fois que ça ne fonctionne pas. En plus de la fois où je me suis même rendu à l’hôpital pour un don cadavérique et qu’à la dernière minute ça a foiré. Je sais que je ne devrais pas me décourager, rester confiant et continuer de croire que ça va arriver bientôt, mais on dirait que j’arrive au bout de ce que j’accepte d’endurer. Oui, accepter, parce que je sais très bien que je peux en prendre plus et continuer à fonctionner comme un automate, sur le pilote automatique, le cœur vide. Je n’ai juste plus tellement de plaisir maintenant. Je ne sais pas si c’est simplement cette maudite saison de marde qui me donne des frissons jusque dans les os qui fait que j’ai plus de facilité à verser des larmes que d’étirer mes lèvres pour sourire. Ou si c’est ces espoirs qui s’écroulent devant moi comme autant de promesses brisées. J’aimerais mieux me dire que mon tour s’en vient, que ça se passe en 2015, de ne pas lâcher; que je suis sur les derniers miles de ce long marathon. En ce moment, le verre est à moitié vide. Je reçois les mauvaises nouvelles comme on reçoit habituellement une mauvaise nouvelle : avec pas de joie. Demandez-moi pas de rebondir. Pas cette fois-ci. Pas maintenant. Ça fait quatre ans que je garde en tête que des jours meilleurs s’en viennent, que la greffe aussi s’en vient. Je ne pensais pas que ça niaiserait autant en arrivant tout près du fil d’arrivée. C’est dur.

Il y a aussi que la période des fêtes me fait pas mal chier-exposant-dix. Pendant que les menus sont savamment élaborés grâce aux judicieux conseils de Ricardo, que les familles se rassemblent autour du petit dernier de la famille qui célèbre son tout premier Noël; ha! Comme c’est mignon; qu’on est momentanément divertis de la routine habituelle par quelques journées de congé de plus qu’à l’habitude, le tout enrobé de sucre glace et de la super playlist de cantiques concoctée par matante Ginette qui joue sur repeat; je contemple mon horaire de dialyse avec dégoût et envie. J’envie cette maudite normalité qu’on aime tant détester quand on est pris dedans. J’envie l’insignifiance des soldes d’Après-Noël et des partys de bureau arrosés de vin cheap en boîte et où l’on se sert cent fois dans le buffet dégueulasse. Moi aussi je veux chialer que le temps des fêtes ce n’est pas reposant. En fait: ce n’est pas reposant; comme toutes les semaines pas reposantes à cause des traitements. Ça change fuck all dans ma vie l’anniversaire du petit Jésus. La maladie ne prend pas de vacances. Elle s’en criss pas à peu près du père Noël, des anges de nos campagnes et de mon petit soulier. 

Je sais que ça ne sert à rien de cracher sur le bonheur des autres comme ça. Mais ce soir ça me fait du bien. Ce n’est rien de personnel, ça va passer. Je déteste ça m’apitoyer sur mon sort comme ça, je ne m’endure pas, mais ne vous inquiétez pas; le moral finit toujours par remonter. J’ai beau m’enfarger, je trouve toujours le moyen de pas trop me péter la gueule à l’atterrissage. Parce que c’est ça le plus important, pas vrai? L’atterrissage. En attendant, je veux juste continuer à envoyer chier l’univers; c’est tellement con et insignifiant qu’au moins ça me fait sourire. C’est déjà ça. Qu’est-ce que je peux faire d’autre de toute façon? 

Des appels, il va y en avoir d’autres. Ils vont encore essayer de réparer la chaîne et si ce n’est pas la chaîne, ce sera un autre malchanceux qui se sera fracassé le crâne dans un accident d’auto parce qu’il aura pris sa voiture en revenant d’un party de bureau beaucoup trop arrosé de vin cheap en boite et se sera servi cent fois dans le buffet dégueulasse. Joyeux Noël.

samedi 20 décembre 2014

Le palais des glaces.

- Salut.

- Salut!

Ses yeux étaient magnifiques, délicats et fins, comme si une attention particulière aux détails de ses paupières inférieures avait plongé son créateur, obsédé, perfectionniste, dans une folie de méticuleuse finesse, produisant un chef-d’œuvre d’origami. Je me surprenais à m’attarder au raffinement des jolis éventails qui soutenaient son regard et la particularité magistrale de ces plis m’absorbait complètement. Elle devait à peine entamer la vingtaine, mais ce détail si spectaculaire et anodin qui m’entrainait rapidement vers l’obsession, n’était pas simplement le fait de sa juvénilité, que le stress et les chagrins de la vie n’avaient visiblement pas encore flétrie; c’était plutôt, je présumais, le fruit d’un heureux mélange chromosomique. Peu importe la cause, cela résultait en un regard soutenu de ma part en direction de ses yeux, ou plutôt, quelques millimètres sous ceux-ci, sur ses gracieuses paupières inférieures. L’intrigue que provoquaient ses superbes membranes me paraissait aussi ridicule qu’excitante et me plongeait au cœur d’un fétichisme inédit. Entre une salutation et sa réplique, je venais de m’émouvoir sur les replis d’une protection oculaire. Parfois, la plus simple des formules provoque les tourments les plus intenses.

J’ignorais si ma récente fascination avait créé quelconques malaises autour de la table, où siégeaient amis et connaissances diverses, mais à vrai dire, c’était le moindre de mes soucis. Je ne pouvais plus détourner mon attention de ce mystère physiologique qui m’offrait un prétexte pour entamer la discussion. Mais avant même de prononcer quelques âneries d’usage qui auraient au moins eu le bénéfice d’amorcer un échange, je retombais dans un vieux réflexe pourri qui m’amène à analyser et cartographier, jusqu’au moindre battement de cils; qui me précipite dans diverses associations et autres manèges cérébraux, dans l’espoir de saisir, dans toute sa complexité et sa saveur particulière, la personne qui se trouve devant moi. Je m’épuisais inutilement à communiquer avec elle par télépathie évitant ainsi d’ouvrir la bouche et m’embourber de mots dissonants, minimisant les risques de révéler une brèche et dévoiler un aspect vulnérable ou un côté de moi indésirable. Pendant que je joue le pseudo-détective et l’apprenti télépathe, je ne suis pas avec elle, je ne suis même plus avec moi; je suis dans ma tête, je suis dans le fantasme et dans tout ce qui m’éloigne du moment présent et de l’authenticité. J’ose seulement espérer que je ne suis pas le seul idiot à tomber dans cet abrutissant exercice. Pendant que je cogitais encore, loin de moi, enfouie dans les méandres neuroniques et des rêves qui y habitent, l’arrivée d’un bol de salade qui devait circuler en sa direction me fit reprendre un peu mes esprits. Je lui adressais finalement la parole. 

Nous avons procédé à quelques échanges d’usage question de briser la glace et à mesure que nous discutions de choses et d’autres, que nous nous intéressions mutuellement à nos occupations quotidiennes : « Ha! Moi j’étudie en architecture depuis un an et j’aime vraiment ça. Et toi, tu es aux études? »; que nous faisions connaissance sans grande originalité, mais avec l’efficacité d’un site de rencontre, je commençais à ressentir une forme d’inquiétude, et ce, malgré la facilité déconcertante avec laquelle nos intérêts communs se dessinaient. Outre ses phénoménales paupières, je la trouvais plutôt jolie et honnêtement, j’espérais pouvoir en connaitre davantage sur elle avant la fin de la soirée. Il faut dire que pendant une aussi longue période de célibat, la moindre rencontre intéressante se transforme rapidement en hypothétique possibilité romantique nourrie par un sentiment d’espoir qui s’installe un peu plus profondément à chaque année qui passe. Le contexte me motivait particulièrement à ne pas décevoir ou déplaire et la crainte de perdre l’attention de mon interlocutrice et d’être rapidement écarté était bien campée en arrière-plan.

Au fur et à mesure que l’intrigue se dévoilait devant moi, que nous étalions les atouts de notre personnalité, une bulle se créait autour de nous, effaçant la présence des convives et même la nourriture, encore fumante et surtout délicieuse qui attendait avec impatience nos fourchettes gourmandes. Pourtant, à mesure que cette bulle imaginaire s’intensifiait, l’impression de vivre un moment particulièrement agréable, voire intime, avec cette jeune femme de plus en plus intéressante au-delà de ses paupières; véritables plages dorées sur lesquelles reposaient de petits soleils lumineux; il se développait en moi un certain doute et une angoisse latente. Cette situation où j’espérais pouvoir entretenir l’intérêt qu’elle me portait ou, à tout le moins, créer bonne impression, réveillait une crainte douloureuse en moi, comme le désagrément acide du jus de citron sur une coupure oubliée. Il y a certains sujets que je me garde d’aborder lors d’une première rencontre, probablement comme tout le monde; l’ampleur de mes dettes, mes échecs les plus retentissants, les passages les plus honteux de mon passé. Pourtant, d’autres choses sont impossibles à dissimuler, même si je préfèrerais ne pas en faire mention, je ne peux les éviter; elles font carrément partie de moi. Cette jeune femme qui m’intriguait et m’intéressait, elle et ses membranes oculaires soyeuses et hypnotisantes, me faisait un effet corrosif et à mesure que nous bavardions, sachant qu’approchait inexorablement l’instant où je devrais expliquer la raison pour laquelle je refusais tous les desserts bien crémeux que l’on m’offrait ce soir, je commençais à trembler intérieurement. 

- Pourquoi tu ne prends pas de dessert? Tu es allergique? Me demanda-t-elle finalement. 

J’allais enfin pouvoir me libérer de cette ambigüité intolérable, dévoiler cette ombre qui délave les couleurs de ma vie. Je devais maintenant dissiper l’incompréhension qui faisait plisser les sourcils de cette charmante personne à chaque fois que je déclinais poliment les délices qu’on me proposait. Elle me regardait, interrogative, attendant ma réponse, curieuse, mais sachant qu’elle venait de toucher à quelque chose d’inusité et de désagréable, je présumais. En fait, je présumais bien des choses à ce stade-ci. Je la fixais, hésitant, faisant semblant d’être surpris par la question pour m’acheter du temps, comme si j’avais un choix de réponses, comme si je pouvais m’inventer une joyeuse raison; mon rire nerveux rendait le moment encore plus insupportable, amplifiant l’attention qu’elle portait désormais à ma réponse, pendue à mes lèvres, décuplant du même coup le malaise et la crainte que je ressentais; la crainte d’être exclut, d’être rejeté, de ne plus appartenir au même groupe qu’elle, de devenir quelqu’un d’autre à ses yeux. La crainte d’être blessé. 

- J’attends une greffe de rein et je suis en dialyse alors j’ai un régime très strict. Que j’ai répondu sur un ton presque enjoué, rempli de gêne.

En prononçant ces mots, j’ose à peine la regarder. J’ai trop peur de voir une réaction se dessiner sur son joli visage qui pourrait me faire mal. Pourtant, elle ne semble pas du tout perturbée par ma réponse. Cela me détend légèrement et je continue à l’observer, j’attends de voir si elle me sortira une remarque puante de pitié, une de ces remarques de fausse empathie, mais d’ignorance bien réelle, qui inspire les plus violents châtiments. Le fameux « ho! Pauvre toi! » qui tue l’âme et qui me rend fou de haine; ces quelques mots médiocres qui ont la force de damner instantanément. Ces quelques mots qui trahissent à eux seuls l’incompréhension totale de son auteur et qui rejettent violemment l’essence de l’être qui existe malgré la maladie, à cause de la maladie. Comme si elle n’était pas suffisamment blessante en elle-même, il fallait, à l’occasion, que l’on vienne me rappeler, avec toute la théâtralité d’un film de série B et la sensibilité d’un accident d’auto, l’apitoiement que je devrais ressentir chaque fois que l’on me parle de santé, soulignant forcément la misère qui m’afflige. Sous mes dents sa jugulaire ; rouge sur fond blanc comme sa peau sans vie. Je la tue comme elle tue mes ambitions.

Je divague une fois de plus, me perds en rêvasseries à créer des scénarios catastrophe, loin de celle, qui avec ses yeux pétillants et leurs rideaux de soie, redouble plutôt d’attention après ma réponse hésitante et me questionne avec intérêt sur mon régime, sur mes restrictions, mes traitements, ma vie. Elle ne s’est pas refermée, au contraire, elle s’ouvre à ma condition particulière qui a piqué sa curiosité. Tout comme moi, il y a déjà quatre ans, elle entre à pieds joints dans le cœur du sujet afin d’en comprendre la nature, refusant le refuge de l’ignorance et du déni. Il est si simple de diaboliser et damner grassement afin de se dissocier complètement de cette situation, mais tout comme en appeler à une manifestation divine imposant une épreuve testant la ténacité de la foi, cela ne protège qu’un temps. Il faudrait être un peu con aussi pour s’en remettre à la grâce de Dieu considérant que notre fascination nous a fait perdre mille cinq cents ans de progrès scientifique et qui sait, peut-être un moyen de nous guérir. Il n’en reste pas moins que je ressens un besoin de clarification, de compréhension, de sens, après tant de bouleversements que cette chose hideuse provoque. Alors qu’elle entame un gâteau triple chocolat orné de copeaux enroulés sur eux-mêmes, elle me confie avoir, il y a déjà un moment, été aux prises avec une maladie. Étrangement, c’est toujours avec la même stupéfaction que je croise de jeunes personnes malades, signe que peut-être je n’accepte pas encore, malgré les années, qu’une telle loterie malchanceuse puisse se foutre avec tant d’allégresse du concept de justice que nous chérissions à la manière d’un commandement universel. Ni justice ni principe d’égalité ne gèrent la maladie : elle sévit comme le psychopathe armé dans une école secondaire, agissant sous les pulsions d’un égoïsme parasitique, qui se termine inévitablement en la destruction à la fois de l’hôte et du passager. Elle me regarde songeuse, ajoutant entre deux bouchées chocolatées, qu’on a beau rager et maudire, cela ne fait que donner des munitions au mal qui nous habite, pas tant à la maladie comme telle, mais à tout le reste, à notre capacité à trouver son bonheur, à composer avec elle plutôt que nous battre contre elle. Ce n’est même pas une question de l’accepter, mais de s’adapter. Elle touche dans le mille. La bulle qui nous englobe s’opacifie d’un cran, effaçant d’autant plus les distractions alimentaires qui nous cernent et sa lucidité m’attire soudainement follement. Il y a de ces situations qui sont presque impossibles à comprendre si on ne les a pas vécus de proche. 

Pendant une partie de la soirée, elle m’interroge sur les aspects techniques de mes traitements. Je mentionne rapidement mon accès veineux central sans insister sur les détails. En fait, je préfère ne pas trop en parler. Ça me confronte au vif du sujet, dans le concret, dans la réalité brute. La maladie est tellement un concept vague, subjectif presque, mais les moyens de la combattre ou d’intervenir sur ses conséquences sont bien réels, frôlant la barbarie dans la forme. Il n’y a rien de tel qu’un boyau planté dans le cœur pour vous mettre en appétit. Sans compter que ce foutu cathéter mine férocement la confiance en mes capacités d’attraction, de séduction; il est toujours là, me perforant la poitrine, allongé sur mon torse comme un signet gardant la page d’un dictionnaire à la lettre « M » pour « malade », qui surligne le « maux » a grand trait de marqueur jaune fluo. Un adjectif maudit qui me qualifie, qui me bouscule en dehors de la normalité, cette étiquette qui m’est apposée, qui pervertit mon identité, qui me rend confus. Les cicatrices sur mon corps et l’accès veineux que je porte à la manière d’un affreux bijou n’infligent jamais autant de coups que les doutes que je m’impose, mais ils me les rappellent sans cesse. En cette ère d’intense productivité, de sports extrêmes, de consommation à outrance et de « bon vin entre amis », je suis dépendant des traitements et d’un système fort contraignant. Déjà que je n’étais pas la personne la plus socialement habile, les obstacles sont maintenant magnifiés exponentiellement. Cela donne un coup à l’égo du trentenaire qui débute sa vie adulte, que les prochaines années devaient être synonymes, de « trouver une job dans mon domaine », fonder une famille, posséder un condo tout neuf, un animal de compagnie et possiblement une voiture européenne, peut-être même une hybride. Ho! 

- T’es sarcastique ou tu veux vraiment que je te fasse des plans de condo? Me dit-elle, le sourire en coin et le sourcil droit légèrement relevé, signe d’une complice espièglerie. 

- Dès que j’aurais trouvé mon animal de compagnie, j’irais te voir pour que tu fasses les plans en conséquence, question de matcher le design. Son rire sème la pagaille dans ma poitrine. 

Il ne m’en faut pas plus pour m’encourager, pour me convaincre à persévérer : un éclat de rire me fait oublier la rareté également volatile de l’énergie qui m’est allouée; un regard complice et je deviens aveugle aux restrictions alimentaires; un échange authentique, bien que celui-ci orbite abusivement autour de mes petits problèmes, générant un malaise supplémentaire s’inscrivant ainsi dans mon recueil personnel, comble l’abysse de ma solitude. Je ne recommande à personne de faire une saloperie de glomérulonéphrite, encore moins quand la vie est plaisante et qu’elle nous berce affectueusement. Ce n’était pas mon cas lorsque j’ai reçu le diagnostic et honnêtement, je ne regrette rien. C’est un drôle de paradoxe dans lequel je suis pris, à l’image même de la nature de l’affection; réaction auto-immune inexplicable, ironique autodestruction provoquant l’insuffisance rénale irréversible. Cette dualité qui me forme, m’entraine dans une recherche identitaire me paraissant encore infinie; elle me pousse à trouver le confort, le bonheur tout en me barrant la route par divers obstacles. Plus je tente d’identifier la part de mon identité que la maladie et ses conséquences influencent, plus je me perds en analyses sociales et introspections étourdissantes. J’ai l’impression de me chercher dans une pièce remplie de miroirs. Même les plaisirs anodins comme ce repas entre amis et cet échange, ou encore la sensation de bonheur si légitime que l’on ressent en amour est entachée par le doute d’être quelqu’un que je ne suis pas. Il m’arrive même de me questionner sur mon passé, sur le « avant la maladie », si j’étais différent, si mes amis me perçoivent différemment, si je suis toujours la même personne. Je n’ai pas perdu la mémoire pourtant, mais je n’en sais rien, je ne perçois que des bribes de mon passé et je ne suis même plus certain de me souvenir avec exactitude de la personne que j’étais. J’ose à peine penser à ce que la greffe va provoquer en moi. Un autre chapitre, de nouvelles angoisses, une nouvelle identité peut-être? La maladie provoque et impose ces énormes remises en question. Elle efface des souvenirs et embrouille le futur.

- Si tu veux, imagine-toi être grippée en permanence pendant trois ans. Tu sais qu’à un moment la grippe va guérir, mais tu ne sais pas quand. À un moment tu ne sais même plus c’est quoi ne pas avoir la grippe. Tu regardes les autres qui ne se mouchent pas et qui sont pleins d’entrain et tu te dis que ça doit vraiment être cool d’être comme ça. Tu vis d’espoir dans une attente constante que le moment se réalise et ça paralyse. Je sais pas si tu comprends ce que je veux dire? 

- C’est difficile à concevoir, mais je peux peut-être comprendre. C’est pas la meilleure comparaison, mais comme j’ai pas d’autres références je dirais que c’est un peu comme être enceinte, mais juste les bouts pas l’fun. Tu sais qu’après une couple de mois tu vas revenir plus ou moins à la normale, mais en attendant tu t’habitues pis tu oublies presque comment c’était avant la grossesse.

- Oui j’imagine! C’est ça que je trouve tough, c’est impossible à communiquer tous ces sentiments qui sont là, je me sens tellement seul malgré l’appui de mes amis, mes parents. Faut vraiment le vivre pour le comprendre. Pis bin moi je ne saurais jamais non plus c’est quoi être enceinte! 

La soirée a passé comme un coup de vent et c’est déjà l’heure de se quitter. Avant que chacun ne reprenne sa route, je prends un instant pour observer une dernière fois mon acolyte d’un soir. Sa beauté délicate me berce doucement et c’est avec plaisir plutôt qu’avec désir que je la contemple passivement. Dans ma poitrine, mon cœur se calme, ma respiration prend son temps et la plénitude s’installe. Le temps ralentit de plus en plus jusqu’à pratiquement s’arrêter et la bulle qui nous bordait se dissout en cascades imaginaires, illuminant la pièce tout entière d’une chaleur réconfortante. Les convives restés dans la pénombre jusqu’alors apparaissent dans la pièce comme autant d’astres dans une galaxie, rayonnants et beaux. Sur ma peau, je sens l’effet de leur force d’attraction; dans ma poitrine, la gravité de leur amour; dans mon âme tout entière, la solitude de leur orbite. Mes sens sont aiguisés, surnaturels, et le moment m’appartient tout entier. Mon regard se pose à nouveau sur ma jolie complice, mais je ne discerne plus le charmant détail de ses paupières; je ne vois que ma réflexion sur son visage. Tout bascule. Je ne comprends plus. Je comprends tout. Dans l’épiphanie du moment, les voiles de brume diffamant mon esprit se dispersent. 

Le film de la soirée saute, m’extirpant du bonheur artificiel halluciné dans lequel j’étais plongé. Je suis là, maintenant. Il n’y a plus d’ambigüité dans mon regard et je constate avec effrois que tout ce temps, mes yeux projetaient les ténèbres plutôt qu’absorber la flamboyance qui m’entourait. En elle j’ai projeté mes désirs, j’ai projeté mes fantasmes même. Je commence tout juste à comprendre l’ampleur de la méprise. Elle est la toile d’argent sur laquelle défilent à trente images secondes les richesses possibles d’une vie espérée. Je vis d’espoir, je regarde le monde avec espoir, je l’ai désirée désespérément, mes yeux ne voient plus que les images qu’ils projettent; rendent mes sens futiles aux stimuli présents, espérant jusqu’à l’aveuglement un futur bienfaiteur. Partout où je regarde, je vois les possibles, les interdits, les limites de ma situation, de ma maladie. Tous ceux et celles que je croise me font penser à cette chose que je ne peux pas faire, que je voudrais faire, que je pourrais, peut-être, faire un jour, si tout se passe bien sur la table d’opération, si je n’ai pas de complications, quantité de « si » et de « mais » à en perdre la raison : une angoisse ridicule sur laquelle je ne peux absolument rien. Ce soir ne fait nulle exception; voilà que dans cette pièce, à cet instant où j’admire passivement les traits délicats et fins de ma voisine de table, je me heurte sur le reflet de mes espoirs. Suis-je soudainement envieux, jaloux ? Suis-je en train de m’apitoyer sur mon sort ou suis-je finalement bien lucide, éveillé? Je suis prisonnier et gardien d’un palais de glaces, cerné par des clones étincelants comme autant de distractions, imposteurs des possibles, falsificateurs de rêves et je me fracasse la figure à chaque faux pas, à chaque pas qui tente de me devancer, à chaque « si » et « mais » qui m’éloigne vicieusement du présent. Comment alors vivre une vie saine lorsque chaque sonnerie de téléphone éveille les espoirs les plus fous? Comment faire pour me sortir du palais des glaces si ce n’est qu’en fracassant chaque réflexion mensongère devant moi? Je ne peux briser ce que j’espère et je ne peux espérer ce qui n’est pas. Ce labyrinthe aux multiples visages ne disparaitra comme par magie après la greffe, j’en suis maintenant convaincu. Mon trône de verre m’est assigné à vie. Je dois m’y faire. Je porterais toujours en moi ce fardeau, celui d’avoir vécu quelque chose d’extraordinaire, malgré moi. 

Les yeux du petit roi se ferment, révélant l’horizon, lumineux et inconnu.