Nous flânions déjà depuis une bonne heure dans le café, faisant mine de déguster nos expressos, bien plus intéressés par le boost de caféine qu’ils devaient nous procurer que par la saveur du créma, quand mon ami entonna un chant intestinal annonçant l’heure du lunch.
- Faque qu’est-ce qu’on mange?
Ça devait faire trois ans qu’on ne s’était pas parlé, ni téléphoné, ni même échangé par courriel. C’est par hasard à deux degrés de séparation, par le lien d’un ami d’un ami sur Facebook qu’on a repris contact. On s’est perdu de vu au moment de terminer nos études; lui a trouvé un emploi assez rapidement à la fin du bac, moi j’ai plutôt tenté la maitrise avant de recevoir un diagnostic d’insuffisance rénale, mettant un terme définitif à mes études en développement organisationnel. On avait passé la dernière heure de ces retrouvailles à parler essentiellement de sa réussite professionnelle et de son bébé flambant neuf, un petit garçon du nom de… Merde, j’ai déjà oublié le nom de son gars. Typique. Dans tous les cas, on n’avait pas du tout abordé le choquant sujet de ma situation de malade dialysé et plus précisément, au moment qui nous concerne, d’handicapé alimentaire. Le régime que je dois suivre est extrêmement contraignant et mon attitude obsessive à le suivre à la lettre n’aide en rien ma capacité à partager un repas entre amis.
- Ils ont des bons sandwichs ici, proposa mon ami avec entrain.
J’esquivai la proposition en argumentant que payer 12$ pour un bout de pain et deux tranches de jambon allait à l’encontre de mes valeurs et que de toute façon, j’étais pas mal cassé en ce moment. Dans les faits, j’essayais plutôt d’éviter le sel des viandes froides, le potassium des tomates et le phosphore du fromage. On s’est entendu pour aller ailleurs, marcher un peu et profiter d’une des dernières belles journées d’automne en ville afin de poursuivre le résumé des années postuniversitaires.
- Heille! Une bonne pizza, ça te tente-tu? Il me semble que ça serait bon dans yeule!
Bon décidément, je n’allais pas m’en sortir aussi facilement. Je devais intervenir et péter sa bulle gastronomique au plus vite avant qu’il ne passe au travers de la liste de toutes les maudites affaires que je ne peux pas manger et qui me manquent affreusement.
- Écoute, faut que je te dise… Je t’ai pas dit, mais depuis la dernière fois qu’on s’est vu, y’a pas mal de choses qui ont changé. Tu vois, y’a quatre ans j’ai commencé des traitements de dialyse, pis là bin j’attends une greffe de rein, faque j’peux pas manger n’importe quoi.
- Ho! Ok!... Criss ok!... Wow! Pas cool… Ok, je m’attendais pas à ça, désolé…
- Bin non man, désole-toi pas, tu pouvais pas savoir, pis tsé je vais bien là, c’est juste que de la pizza pis toute ça je peux vraiment pas en manger.
Une fois le choc initial passé, j’ai senti que quelque chose avait changé dans son regard, une espèce de gêne, de honte même. Je crois qu’il venait de se rendre compte qu’il avait passé la dernière heure à énumérer les grands moments de sa réussite personnelle et professionnelle sans se douter que je n’aurais aucune munition pour répliquer. Je l’avais plutôt désarmé. En même temps je ne pouvais lui en vouloir d’avoir voulu démontrer l’étendue de son bonheur; on est tous un peu pris dans cette tendance à mettre plus d’importance à prouver qu’on est heureux qu’à le ressentir et en profiter.
- Ok, alors qu’est-ce que tu peux manger?
- All right, je vais te dire ça, t’es prêt ? Je vais plutôt te dire tout ce que je dois éviter! Attache ta tuque. Ok, il faut que je fasse bin attention à quatre choses : le phosphore, le potassium, le sel et les liquides. Le phosphore c’est le plus simple, mais c’est le plus chiant. Ça touche carrément des groupes alimentaires, alors pas de produits laitiers…
- Pas de fromages ?! Caliss ça part bien!
- Oui je sais, mais attend, t’as rien entendu encore. Donc, pas de produits laitiers, pas de légumineuses, pas de grains entiers, de noix et graines…
- T’as toujours été un gros mangeux de graines en plus!
- Ha bravo ! Très habile, merci! Bon ta gueule esti d’épais! Je continue : pas d’abats. De toute façon plus souvent qu’autrement c’est dégueulasse, ni de chocolat ni de sirop d’érable. Ça, c’est juste pour le phosphore.
- Tabarnak ! C’est mongol.
- Oui, c’est pas évident, mais on s’ajuste. Ok, maintenant pour le potassium ça se complique parce qu’y faut connaitre les fruits et légumes par cœur.
- Genre les oranges, les bananes pis ces affaires-là?
- Oui c’est en plein ça; pas d’oranges, pas de bananes, de kiwi, de tomates, d’avocat, d’épinards, de courges, sauf la courge spaghetti qui est incroyablement insipide de toute façon, cochonnerie qui goûte la marde que je sais pas pourquoi ça existe caliss ! Pas de mangues, de chou-fleur, de patates, pis etcétéra. Mais là, fais juste penser à la combinaison pas-de-patates-pas-de-tomates-pas-de-fromage, c’est comme toute la cuisine italienne et toute la junk qu’on trouve partout!
- Ayoye, comment tu fais? Tu manges quoi?
- Pas mal tout le temps la même affaire en fait, mais ça c’est plus parce que j’ai plus le courage de faire des trucs adaptés comme j’ai longtemps fait, alors ça tourne pas mal autour d’une protéine, genre poulet ou porc en spécial; parce que chu pauvre en plus; une céréale comme du couscous ou du riz blanc et un légume; un des six légumes que j’achète tout le temps soit courgette, soit poivron, soit aubergine… En tout cas, tu vois le genre, c’est pas mal ça.
En arpentant les rues du Mile-End, nous sommes passés devant nombre de petits cafés qui proposent des menus vegan et végétariens. C’est cute et tout, bien à la mode tout en revendiquant un futur écologique, biologique et équitable, mais ça représente pas mal tout ce que je ne peux pas manger dans le royaume des légumineuses et de la tomate bien mûr. Parfois aussi, la prolifération soudaine de cette offre éthique sent l’opportunisme crasse, le trend du mois et une manière de surcharger le prix d’un burrito aux fèves noires à la clientèle consciencieuse. C’est donc dans l’ambivalence entre optimisme et cynisme que nous avons arrêté notre choix sur un sandwich au poulet portugais; sans doute bien trop salé, comme tout ce qu’on aurait pu manger en restauration de toute façon.
En revenant vers l’avenue du Parc, on en a profité pour aller se prendre un bagel tout chaud et s’assoir un instant sur un des bancs publics qui meublent les trottoirs. Ce n’est sans doute pas possible de rattraper trois ou quatre ans de retard en quelques minutes et c’est plutôt dans un silence complice que nous avons dégusté la mie tendre et inimitable des bagels de Montréal. C’est étrange, mais je crois que ça lui a fait du bien à mon ami, qu’on soit comme ça, sans mots pour se comprendre, mais liés par la contemplation du moment présent; seul instant dans sa semaine où il n’avait rien à prouver à personne, rien à démontrer, pas besoin de tenter de me convaincre à quel point son travail était stimulant ou que son enfant le rendait gaga de bonheur. Peut-être qu’il se consolait en se comparant, mais même si c’était le cas, j’avais vraiment l’impression qu’on se retrouvait pour de vrai, dans le réel, sans les artifices d’un profil virtuel. On a humé les odeurs de torréfaction et de feuilles mortes, la bouche pleine de pain, observant les passants sans même les commenter.
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